je me permets de m'incruster  

Charlie n'était pas souvent au resto U. Trop de lumière, trop bruyant, trop de gens. En général, il se débrouillait pour se faire un sandwich, squatter dans un coin où on le laisserait tranquille, savourer sa nourriture tranquillement. Mais bon, pas aujourd'hui, il semblerait, faute à un réveil défectueux et un départ sur les chapeaux de roues. Et la nourriture, chez Charlie, c'était sacré. Louper un repas était impensable, même si ça devait signifier braver la foule hostile et abrutie de la fac. Il n'aimait pas vraiment les foules, Charlie, ça rendait les gens cons. Comme une meute d'animaux. Toute responsabilité individuelle était oubliée dans une foule, on se croyait tout permis, on se croyait fort parce qu'on était plein. Mais c'était qu'une illusion. Et lorsqu'il fallait assumer, et bien, il n'y avait plus personne.

Il aurait pu se commander une pizza, ceci dit, il avait le temps.
Il aurait sans doute du se commander une pizza, en fait.

C'est ce qu'il se dit quand un grand fracas tait les conversations, silence pesant dans une atmosphère moqueuse. Des rires enfin. Charlie jette un coup d’œil à la scène, pour y trouver un étudiant étalé de tout son long sur le sol, son plateau gisant. Un petit groupe de types ricanent méchamment derrière lui, et Charlie aperçoit le mouvement de d'une jambe qui se repli sous la table.

Ça te concerne pas Charlie. Laisse tomber.

Le jeune homme se relève, écarlate. De colère, de honte, les deux peut être. Ses paroles sont agressives dans leur véhémence. Charlie y voit un mécanisme d'auto-défense. Il ne sait pas trop pourquoi il fait ça, mais il rompt la file pour s'avancer, ignorant son cœur qui commence à s'emballer à l'idée de tous ces regards fixés sur le même endroit. Et sur lui, bientôt.

Alors Charlie bâillonne son angoisse. Il a déjà joué devant des publics bien plus grand. Ce n'était guère différent aujourd'hui. Il s'accroupit près du plateau, commence à ramasser ce qui traîne, les bouts d’assiette brisé. Il lève un regard glacial, profitant toujours du presque silence.

- Gâche pas la nourriture, connard, il lance au type qui se moquait un peu plus tôt.

Il est un peu interloqué. Il ne sait pas comment réagir. Faut dire que Charlie est pas vraiment très impressionnant, avec son petit mètre soixante-deux, ses pommettes mutines et son air de môme un peu perdu. Plutôt crevette tier. En fait, il jouait bien plus sur la surprise que sur sa pitoyable tentative d'intimidation. Il était juste pas fait pour ça. Il se relève avec le plateau, se dirige vers l'étudiant.

- Ça va ? il glisse au garçon, un petit sourire piteux accroché au visage. L'illusion ne durerait plus très longtemps. Il hausse la voix. Lâche l'affaire, ça en vaut pas la peine. C'est des gamins. Puis plus bas, encore. Je connais une pizzeria pas loin qui fait des trucs pas mal. Ce sera toujours mieux qu'ici, il avance, haussant les épaules dans un air faussement décontracté.

Au fond, il flippe un peu, mais il essaye de pas le montrer. Ses mains commencent à trembler. Il veut juste partir avant que l'autre mec se réveille et se rappelle que Charlie l'a insulté. Il veut partir, se planquer dans un coin et plus jamais sortir de chez lui. Malheureusement, la vie, ça marche pas comme ça. Son regard vert d'eau s'attarde sur son interlocuteur, une prière silencieuse au fond des yeux.

Tout fini par aller très vite. Ce n'est pas vraiment pour déplaire à Charlie, qui a hâte de filer d'ici. Il capte un haussement de sourcils interrogateur de l'étudiant : il n'aura pas fallu longtemps pour qu'il repère son malaise. Il n'a lui même pas l'air très commode, et pourtant, il décide de sortir en sa compagnie, saisissant sa main au passage. C'était un peu cavalier de sa part, mais ça partait d'une bonne intention. L'air frais les enveloppent rapidement. Il est soulagé d'être enfin à l'extérieur. Plus de regards. Plus de confrontation. Plus de danger.

Charlie croise le regard de son interlocuteur, qui lâche finalement sa main. T'as peur de la foule ? qu'il demande avec une certaine préoccupation. Touché par l'attention, le jeune homme a un petit rire.

- Pas vraiment. Plutôt de me faire casser la gueule j'imagine, lui répond Charlie avec un sourire un brin espiègle. Ce serait embêtant d'en avoir peur, vu que je fais du théâtre. Il serre et desserre les poings, pour dégourdir ses doigts moites. Je ne suis juste pas habitué à ce genre de public, c'est tout. On va se chercher cette pizza ? demande-t-il finalement, après quelques secondes contemplatives.

Il fait quelques pas en direction de la sortie -c'était pas bien loin, juste au coin de la rue en fait. Il profite un instant de la chaleur, observe quelques nuages passer tout en marchant, puis revient à la réalité.

-  Je m'appelle Charlie, au fait. Désolé pour la scène dans le resto U, il ajoute, un peu hésitant.

Il ne sait pas trop pourquoi il s'excuse. Pour s'être mêlé de ce qui ne le regardait pas sans doute. Il laisse la liberté à son interlocuteur d’interpréter ça comme il le veut.
 

Pas de nom ? Tant pis. Il avait l'air plutôt tranquille ceci dit, Charlie ne pensait pas vraiment qu'il lui en voulait. Pourquoi le suivre jusque là, sinon ? Il était même suffisamment sympa pour le rassurer. Ils tracent leur petit bout de route en silence. Charlie en profite pour regarder un peu les alentours, appréciant le temps clair et agréable de cette fin d'été. Son regard croise celui, jaune brillant, d'un chat perché sur un muret qui feule et qui s'en va quelques secondes après. Sale bête. Il hausse les épaules. Le chemin est agréable, et le jeune homme se sentait invariablement mieux en extérieur.

Il n'était pas le seul à voir les choses comme ça, ceci dit, à en juger par la queue qui s'étendait jusqu'à la pizzeria. Nouveau haussement d'épaules. C'était à prévoir. L'attente était fluide, cependant, et les employés de la pizzeria, habitués à l'afflux de monde vers l'heure de midi, étaient suffisamment habitué pour ne pas tergiverser sur les commandes. Si Charlie entend les chuchotement qui sont dirigé vers le garçon qui l'accompagnait, il ne fait pas mine de les entendre. De toute façon, ils s'arrêtent rapidement.

Ce dernier rompt le silence qui s'était doucement installé, alors que leur tour était presque arrivé. Quelle pizza prendre ?

- Bien sûr, il répond, comme si c'était une évidence, sans pour autant développer. Tiens, prends ça, c'est cadeau, ajoute-t-il, en tendant des petits tickets de réduction rouge à son comparse.

Il fallait bien trouver quelques avantages à être un habitué de la maison, après tout. Avec ça, c'était pas bien plus cher que le resto U. Et en plus c'était meilleur. Ça ne dérangeait pas Charlie de partager, il en avait une véritable collection. Ce fut à leur tour.

- Salut Charlie, le salua chaleureusement le vendeur, qui le voyait au moins deux fois par semaine. Ce sera quoi aujourd'hui ?
- Une reine, s'il vous plait !
- Bon choix, adhére-t-il. Il se tourne vers Aaron avec un sourire. Et pour vous jeune homme ?

Charlie se désintéresse rapidement de l'échange, fournissant la somme demandée en monnaie et coupons. Il va s'installer sur l'une des tables de camping posées stratégiquement aux alentours , dans l'attente de sa commande. Lorsque son compagnon le rejoint, il l'observe attentivement un instant.

- Ça arrive souvent, ce qu'il s'est passé au RU ? demande-t-il avec un petit froncement de sourcils.    

Charlie écoute son interlocuteur d'une oreille, surveillant la cuisson des pizzas tant attendues de l'autre. Visiblement, le garçon faisait parti d'un autre monde que lui ; un monde où la violence se cachait un peu partout. Il ne l'envie pas vraiment, lui. Il se complaît dans son petit coin tranquille. Les gens pouvaient être si extravertis, parfois. Il hausse un sourcil à la mention du gang, jetant un regard au dénommé Aaron.

- Jamais entendu parlé, il se contente de répondre. Pas d'offense, je m'intéresse pas vraiment aux rumeurs, il se sent obligé de justifier.

Charlie préférait se faire son propre avis sur les gens, de toute façon. Il n'était pas du genre à juger rapidement. Et puis, qui aime les pizzas n'a jamais mauvais fond, après tout ! Même celles à l'ananas. Il adresse un sourire à son compagnon et se lève, revenant une trentaine de secondes plus tard avec les pizzas encore fumantes. Il pose l'hawaïenne face à Aaron, savourant déjà la sienne à l'odeur.

- Bon appétit ! il lance une seconde avant de mâchouiller le premier morceau, une satisfaction non feinte clairement affichée sur son visage.