Ecouteurs dans les oreilles, Felicity pousse la porte de sa chambre et un parfum familier vient caresser ses narines tandis qu'elle pousse un soupir heureux. Rien ne vaut la sensation de fouler le sol de son chez soi, songe-t-elle en déposant son sac de cours au pied de son bureau. Et comme à son habitude, elle étanche une petite soif avant toute chose et sent immédiatement sa cervelle s'éveiller, sa gorge pétiller de vie. Elle envoie la bouteille d'eau vidée rejoindre le sac de tri, placé près de la porte d'entrée, et ne peut s'empêcher de s'applaudir intérieurement pour ce petit exploit. Maintenant, il me faut aller racheter un pack d’eau, se dit-elle. Il ne lui reste plus qu'une dernière bouteille et il lui est impensable de s'abreuver à l'eau du robinet. Inimaginable. Le goût prononcé du calcaire la répugne et puis, Felicity n’a jamais rien eu contre les quelques pas à faire jusqu’au Supershop. Alors elle jette un œil vers sa fenêtre, au dehors, vers le ciel. Le jour est encore clair en cette fin d’après-midi. Bien. Elle se donne une demi-heure pour effectuer l’aller-retour.

Au Supershop, Felicity ne peut se retenir de se balader dans les rayons, tout en évitant soigneusement les cochonneries qu’elle sait ne pas affectionner. Au final, le panier qu’elle amène à la caisse est raisonnablement fourni, en plus de son pack de bouteilles d’eau. Quitte à dépenser plus d’énergie, autant acheter d’une traite tout ce dont elle a besoin, songe Felicity, faisant taire avec la plus grande insouciance sa crainte de ne pas avoir assez d’espace dans son réfrigérateur. Et après avoir payé, elle range le tout dans le sac de course qu’elle avait amené et remet son porte-cartes dans la poche intérieure de sa veste en jean.

Sur le chemin du retour, elle s’arrête plusieurs fois, le souffle court. La poignée du pack d’eau qu’elle tenait à la main, aminci à force de frictions, lui meurtrissait terriblement les doigts. Ah oui, j’avais oublié que ça, c’est pas fun, se dit Felicity dans un soupir de fatigue. Mais Felicity est une battante. Alors elle change le pack de main lorsqu’elle sent que la circulation de ses doigts est coupée. D'ailleurs, elle ne sait pas si c'est son essoufflement qui lui brouille la vue, mais le soleil semble déjà se coucher... Elle accélère un peu plus le pas et s’engage dans une ruelle plutôt calme.

Seul un chat noir longe le mur devant elle.

Felicity garde la tête baissée, aligne ses pas les uns après les autres, les muscles tout à fait contractés. Et dans le coin de son champs de vision, elle aperçoit une paire de chaussures, puis des mollets, des jambes, des mains. Un jeune homme. Presque surprise de tomber sur quelqu’un dans cette petite ruelle, elle lève instinctivement les yeux, jauge rapidement l’individu et baisse aussitôt son menton. Avec le ciel qui s’assombrit, Felicity n’arrive de toute manière pas à discerner entièrement les traits de son visage. Allez, plus que quelques pas. Elle fait une halte pour reprendre son souffle et changer le pack d’eau de main et croit entendre au même moment le jeune homme la saluer. Alors elle se retourne, comme par réflexe.
« Pard-on...? »
La dernière syllabe se fit plus silencieuse lorsqu’elle réalise qu’il ne s’adressait pas à elle. Comme c’est adorable, se dit-elle, quelque peu attendrie par la scène, souriant subtilement. Et elle se baisse à nouveau pour saisir ses courses, mais dans son élan, quelques pièces de monnaie s’échappent de sa poche, trébuchent sur le bitume, roulent et viennent s’éparpiller aux pieds du jeune homme, effrayant par la même occasion le chat noir.
« Merde », lâche Felicity tout bas. Pourquoi cette rue est en pente ?
« Désolée… », s’excuse-t-elle en s’approchant du blondinet — à cette distance, elle distingue la couleur de ses cheveux — dans l'intention de ramasser ses petits sous.

Felicity se relève, fourre sa monnaie dans la poche intérieure de sa veste et fusille du regard l’effronté. Elle n’en croit pas ses oreilles. Elle ne s’attendait sûrement pas à ce que l’imbécile s’adresse à elle de la sorte. Respire, respire. Elle inspire une fois, une deuxième fois. Comme ce que lui conseillent ces podcasts sur le bien-être qu’elle écoute occasionnellement.
C’est peine perdue.
Son impulsivité prend tout de même le dessus et elle lâche, non sans retenir une pointe de colère : « Comment tu parles, toi ? »
Felicity sent tout son visage se contracter sous le froncement excessif de ses sourcils.
« C’est qu’un chat, hein, pas la peine d’être impoli. » Et observer son dos ne fait qu’attiser sa colère. Respire, respire.

Felicity se détourne. Visiblement, il est beaucoup trop occupé à nourrir le chat. Respire, respire. Ne laisse pas ces petites choses futiles de la vie t’atteindre, essaye-t-elle de raisonner avec elle-même. Mais son apaisement apparent est tout à fait dérangé à nouveau par une nouvelle réplique cinglante. Felicity roule des yeux, pousse un soupir et lève les mains dans un mouvement de parfaite incompréhension. Est-ce qu’il vient de comparer un chat à un taureau de corrida ? Et c’est quoi le rapport avec la guerre en plus ?

« Quoi…? souffle-t-elle, mais t’es fêlé, il est même pas mort ton chat ! », termine-t-elle sur une note dédaigneuse.

Felicity pourrait continuer à se chamailler avec cet inconnu dérangé, mais elle se ravise. Ça vaut pas la peine. Je prends mes clics et mes clacs et je me casse. Oui, c’est ce qu’elle s’est dit plus tôt, c’est ce qu’elle va faire maintenant.

Alors, elle empoigne à nouveau ses courses et commence à s’éloigner, n’oubliant pas de lâcher au même moment : « Quel connard sérieux ».