Aujourd'hui était un grand jour. Pourquoi ? Parce que je me trouvais à la bibliothèque. Ce qui veut dire ? Pas d'ordinateur devant moi. Il faut dire que je n'avais toujours pas fait remplacer mon ordinateur portable et que, par conséquent, j'étais coincée dans l'âge de pierre. Enfin, l'âge de papier ? Bref. L'important, c'est que j'étais concentrée sur mes papiers, loin d'être au courant de ce qui se tramait. J'étais du genre un peu renfermée pour ce genre de trucs, surtout dans un espace de travail. Je n'avais donc pas trop fait attention à qui se situait où et à ce qu'ils faisaient. J'étais là pour bosser et mon horaire était assez chargé pour me démotiver de me perdre en contemplations inutiles. Mais voilà, peut-être que, ce jour-là, ça aurait pu m'être bénéfique.

Je n'eu le temps de remarquer qu'un mouvement à l'extrémité de mon champ de vision, sur ma gauche, et c'était déjà trop tard. On s'installait à ma table de travail, tirant la chaise qui était directement à côté de moi. je tournai ma tête vers le nouvel arrivant, curieuse. Était-ce quelqu'un que je connaissais ? Pas le temps de le savoir que je sentais un bras s'enrouler autour de mes épaules et qu'un visage parsemé de taches de rousseur se rapprochait dangereusement du mien. Eeek ! Réflexe, je lui envoyai un coup de coude dans la gorge. Au moins il avait reculé vivement et, de mon côté, j'avais eu l'occasion de me lever d'un coup, attrapant ma pile de papiers de façon pèle-mêle, perdant une ou deux feuilles au passage. J'étais terriblement confuse. Devais-je m'excuser ? L'aider à se relever ? Lui demander s'il allait bien ? Prendre la fuite ? Puis on était dans la bibliothèque, je n'avais pas envie de déranger tout le monde. La décision ne me reviendrait sans doute pas puisqu'à peine fut-il debout que le rouquin, une main sur la gorge et l'autre pointant un index impérieux vers moi, commençait à me traiter de noms et à m'engueuler. Non mais oh, c'était quoi son problème à la fin ?

Le rouquin était lancé en mode full insultes, tant et si bien que je n'eu rapidement plus aucune sympathie pour lui. Il se permettait d'agir de la sorte avec moi et après, quand je le rejetais, me faisait un caca nerveux et m'insultait ? Non, mais un moment donné ça va hein. Ça suffit faire chier les gens et se victimiser. J'étais sur le point de lui faire connaître le fond de ma pensée, mais un autre individu avait été plus rapide que moi, sortant pratiquement de nulle part.

« Levi... ? »

Murmurais-je pratiquement pour moi-même, un moment interdite. Les cheveux sombres, la taille presque identique. Non, lui était un peu plus petit que le président du conseil des élèves, mais de très peu. J'eu la confirmation qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre lorsque sa voix s'éleva, répondant à l'autre mal élevé qui le méritait bien. Il semblait d'ailleurs plutôt au courant. Une ne lui suffisait pas ? Y avait-il un passé entre ces deux-là ? L'un qui avait volé la copine de l'autre ou un truc comme ça ? Tant de mystères qui avaient le don de m'intéresser même s'ils ne me concernaient absolument pas. Ou plutôt qui m'intéressaient parce qu'ils ne me concernaient pas. Puis je dois avouer que le dernier burn m'avait arraché un grand sourire, de quoi me gêner lorsque le brun se tourna vers moi pour me demander si j'allais bien, sans transition. Ce n'était pas vraiment le moment de rire, mais voilà.

« Euh ouais, ça va. »

J'étais juste un peu dégoûtée en repensant au souffle de l'autre débile qui me caressait la joue, mais c'est bon j'allais en survivre. Par contre l'ego du concerné... Ouais, disons qu'il n'avait pas trop aimé. Disons même qu'il était furieux.

« Hey ! »

Est la seule chose que j'eu le temps de dire, voir de crier, avant que le rouquin ne revienne à la charge, plaquant le brun contre ce qui était, il y a deux minutes, ma table de travail. Alors là s'il pouvait nous lâcher ce serait franchement bien. Il n'y avait pas de sécurité dans ce fichu établissement ?

Il y a plusieurs façons de juger de la qualité de quelqu’un. Certains se portaient à la défense des demoiselles qui se faisaient aborder par des gars très lourds qui acceptaient très mal le rejet. D’autres ne se gênaient pas pour attaquer ces premiers individus, quitte à le faire quand ils ont le dos tourné. Je voulais faire quelque chose, je devais faire quelque chose, mais quoi ? La configuration des lieux et la situation ne se prêtait pas trop à une intervention. Le mieux que je pourrais faire serait de me manger un coup de coude perdu ou de nuire au brun que je voulais pourtant voir gagner de tout cœur. Heureusement, tout se passa très vite. Le rouquin était repoussé et, avant que je ne puisse intervenir, c’était au tour de celui qui était venu s’interposer de distribuer les coups. Enfin, le coup, au nez. Aie. Blessé autant au visage que dans son orgueil, le fautif quittait les lieux la queue entre les jambes. Malgré moi, j’esquissai un sourire fier de la victoire. Mais pas trop longtemps, car je m’inquiétai rapidement de l’état du jeune homme qui s’appuyait maintenant sur la table, s’excusant s’il m’avait fait peur, clamant que là n’était pas son intention.

« Peur ? Il en faut plus que ça voyons. »

Genre il faut une araignée. Ou un sous-sol sombre et un peu louche. Ou un endroit un peu trop en hauteur. Ou un point d’eau très creux. Ou l’idée de rater ma vie, de foirer mes études et de finir toute seule à jamais. Mais un combat ça ne me faisait pas si peur que ça, bizarrement. Ah ouais, peut-être parce que je faisais de la boxe, de temps en temps, très rarement. Mon horaire depuis le début de l’année était assez rempli et je n’avais pas vraiment eu l’occasion d’en faire, mais voilà. La vérité, c’est que j’aurais sans doute eu les capacités de le tabasser moi-même ce mec, mais on ne dit pas ça à un gars qui vient de se prendre des coups pour soi. Faut lui laisser avoir un peu d’honneur quoi, c’est pas le moment de faire genre ouais j’aurais pu me débrouiller toute seule, il faut savoir faire la part des choses. Ceci étant dit, je m’approchai de lui pour voir s’il allait bien, un peu inquiète mine de rien, et c’est là que je vis son visage comme il faut pour la première fois. Pas mal. Ahem. Il était blessé et, n’étant pas au courant des circonstances qui avaient précédé cet échange, je croyais, à tort, que les blessures qu’il avait étaient toutes fraîches.

« Merde, il t’a pas raté ce con. Fichus roux, pas d’âme et pas d’honneur non plus. Désolé. Est-ce que je peux faire quoi que ce soit ? Tu veux que j’aille à l’infirmerie avec toi ? »

Je dois avouer que je paniquais un peu. Je savais comment réparer un code brisé, avec beaucoup de patience et de café, mais ça c’était totalement hors de mes cordes. Un être humain c’est pas du tout la même chose quoi. Je ne savais pas trop où me mettre pour le coup, je me sentais plutôt responsable. Enfin, je n’avais rien demandé non plus, mais voilà. Je restais quand même une personne gentille avec un minimum d’empathie. Je fis donc le seul truc que j’étais capable de faire dans cette situation.

« Au fait, merci. Il était vraiment… chelou. »

Mais pourquoi il souriait celui-là ? D'autant plus qu'il avait le sourcil qui pissait le sang, pas cool. Toujours est-il qu'il mentionna que ça ne datait pas tout d'aujourd'hui. Regard interrogé de ma part. Aurait-il perdu un bras de fer avec l'une des portes de la fac ? Était-ce donc possible d'être aussi maladroit que moi ? Aurais-je trouvé un homologue masculin ? Non, l'explication était autrement plus simple : ce n'était pas la première fois qu'il rencontrait le roux.

« Je vois le genre. »

Des histoires de mecs, des rivalités, des trucs comme ça. Mon imagination fertile repensait direct à des petits gangs des années 50 avec les manteaux de cuir et tout. Enfin, un peu de focus, surtout avant qu'il ne mette du sang partout. Je ne donnais pas cher de sa chemise blanche, d'ailleurs. À ce rythme elle serait rouge avant qu'il ait le temps de dire ouistiti. Et malgré ça, le voilà qui osait me dire qu'il n'avait rien et que ça ne lui faisait pas mal. Je lui décochai le regard sceptique de la mort qui tue. Enfin, bon, c'était peut-être pas si intense que ça. Juste un air de : t'es pas en train d'essayer de me prendre pour une cruche là ? Toujours est-il que je l'avais remercié et que j'avais commencé à fouiller dans mon sac à la recherche de mouchoirs ou de quoi que ce soit qui puisse faire l'affaire. Un coup de paume sur le nez hein ?

« J'y penserai, mais c'est un peu dangereux. Je ne voudrais pas que quelqu'un décède au bout de son sang à cause de moi. »

Haha, vous avez compris ? C'est ironique parce que le jeune homme... Ouais bon, ta gueule, narration mentale d'Elsie. Ah ! Enfin, j'avais trouvé ce que je cherchais : un petit emballage de tampons démaquillants. Ce n'était certes pas aussi adapté que l'aurait été un pansement ou quelque chose du genre, mais c'était bien le mieux que je puisse faire dans l'instant. Et c'est donc ni une ni deux, sans demander son avis, que je m'empressai d'appuyer un petit tampon de coton circulaire sur sa plaie, mon autre main se posant sur sa joue pour l'inciter à ne pas reculer la tête pendant que j'appuyais une toute petite pression sur la blessure. C'est comme ça qu'il fallait faire, non ? J'étais concentrée à fond, je l'admets, d'autant plus que voilà je me sentais un peu responsable et que, par conséquent, je voulais bien faire les choses. Et c'est donc environ trente secondes trop tard que je réalisai ce que j'étais en train de faire, lorsque mon regard quitta son sourcil pour descendre juste un peu au niveau de ses yeux. Ah ouais, bonjour, inconnu, j'avais oublié que tu étais là.

« Tu peux euhm... utiliser ces tampons démaquillants. Le temps d'aller à l'infirmerie. »

Je le laissai récupérer son front et son espace vital, lui fourrant simplement le reste de mon emballage de tampons démaquillants dans les mains. Les joues roses, je regardais un peu partout ailleurs. Puis maintenant j'avais même un peu de sang sur les mains moi aussi, littéralement. Bien joué Elsie, c'est ce que tu gagnes à toujours essayer d'en faire trop pour donner un coup de main.

C'était un petit moment gênant, je devais l'avouer. Enfin, pas que ça m'avait dérangée moi, mais ce n'était jamais une bonne chose d'entrer dans l'espace vital des gens sans leur autorisation et sans les connaître un minimum. Genre le prénom au moins ça devrait être un minimum syndical. Heureusement qu'il ne sembla pas s'en formaliser, me laissant remarquer ma petite bévue moi-même plutôt que de lancer un commentaire désobligeant ou que d'échapper à mon contact. C'était tant mieux d'ailleurs, je me sentais un peu moins gênée, mais quand même. Mieux, il m'assura que les tampons démaquillants seraient parfaits. Cool. Tant mieux. C'était rassurant et je fis un petit signe d'acquiescement de la tête, parce que c'était plus facile et moins awkward que de répondre un truc random.

Je baissai les yeux vers mes mains pendant qu'il s'occupait de sa blessure. Je devrais passer à la salle de bain pour chopper un peu de savon et d'eau pour nettoyer ça. C'était un peu bizarre à bien y penser, avoir le sang de quelqu'un d'autre sur les mains. Un peu tard pour ça, mais j'eu une pensée furtive, espérant qu'il n'ait pas une maladie rare ou quoi que ce soit du genre. Le brun avait visiblement remarqué la même chose que moi puisqu'il s'empressa de négliger sa blessure qui, rappelons-le, saignait toujours, pour plutôt essayer de s'occuper du sang séché sur mes doigts. Sa main sur la mienne était chaude, mais pas assez pour me distraite des trucs importants.

« T'inquiètes pas pour ça, ce sera parti avec du savon, tu devrais plutôt t'occuper de ta-- »

blessure. Nope, monsieur n'allait pas se satisfaire de ça. Je le regardai avec de grands yeux mettre mes trucs dans son sac, à lui. J'étais un peu inquiète d'ailleurs, vu qu'il avait tenté à la base d'arrêter le saignement avec ses mains du coup... mes travaux ! Pas le temps de m'en formaliser à haute voix, néanmoins, puisqu'il avait attrapé mon poignet pour m'inciter à le suivre, direction l'infirmerie. Bon, je n'avais rien contre le fait de l'accompagner hein, qu'on se le dise. Je le lui avais offert à la base parce que voilà, quand quelqu'un est blessé ou malade ou quoi que ce soit on se propose pour l'accompagner, l'aider et s'assurer qu'il fasse le chemin en un morceau. Là, par contre, j'avais comme l'impression qu'il y avait un petit... Comment dire. Que les choses étaient inversées ?

« Mais... c'est toi qui est blessé, pas moi ! »

Dis-je en lui emboîtant pourtant le pas, ne faisant rien pour me libérer de sa poigne. Simplement, vu son attitude, on aurait dit qu'il s'inquiétait pour ma santé à moi, la mienne. J'avais juste donné un coup de coude à un mec, moi ça allait hein. Enfin... tout à coup je me demandais vraiment s'il avait pas le sida. Puis c'est qu'il avait de grandes jambes mine de rien. Je devais mettre les bouchées doubles pour ne pas le ralentir, mon regard inquiet tentant de capter le sien sans grands résultats.

« Et toi t'es sûr que ça va aller ? On peut s'arrêter si t'as besoin ou si t'as le tournis. Si tu veux je peux même porter ton sac, il n'a pas l'air très lourd de toute façon. »

Comme énervé, il annonça aller bien. Je ne voulais pas être de mauvaise foi, mais j'avais un peu des doutes. Enfin, ce ne devait pas être si grave que ça. Disons que je ne m'attendais pas vraiment à ce qu'il en meurt ou même qu'il s'effondre, mais tout de même. Aller bien, c'était peut-être un peu fort. Mais bon sur ce ton... Je n'avais pas nécessairement envie de l'énerver. Je ne le connaissais pas vraiment et du coup je ne savais pas trop à quel point il était facile à fâcher, surtout s'il se bagarrait souvent. Le croyais-je capable de frapper une femme ? Bon je serais surprise, mais si l'on m'avait demandé ce matin je n'aurais pas non plus cru qu'un roux allait s'imposer à moi aujourd'hui. Je restai donc silencieuse, le suivant sans protester. Je connaissais moi aussi le chemin de l'infirmerie et c'était effectivement par là qu'il nous guidait alors, dans l'immédiat, pas de raisons de lever le ton ou de demander des comptes. Je voulais simplement qu'on y arrive le plus vite possible. Ceci étant dit, je ne fus pas moins soulagée lorsqu'il marqua une pause, me laissant reprendre mon souffle et essuyant le sang qui avait continué de couler sur son visage. Pas besoin que je porte son sac hein ?

« D'accord, si tu changes d'avis n'hésite pas. »

Visiblement prêt à faire un minimum de discussion, enfin, à m'informer de comment il se sentait, le brun me rassura sur son état. Si la blessure piquait, ce qui était normal, il se sentait toutefois bien et ne croyait pas être au bord de l'évanouissement. Voilà qui était une bonne nouvelle. Dans cette petite pause, le jeune homme en profita aussi pour relâcher ma main rapidement, comme s'il avait soudainement eu peur ou si, je ne sais pas, il était gêné peut-être. Cela me fit détourner le regard, conservant toutefois un air contrôlé et digne pour dissimuler ma propre gêne.

« Tant mieux, ce serait bête. »

Qu'il s'évanouisse dans le couloir. Continuant sur sa lancée, il expliqua qu'il aurait sans doute seulement besoin d'être recousu. Ah, juste ça, ouais, c'pas mal. Ais-je besoin de mentionner que je faisais la grimace ou vous l'avez deviné ? Peut-être est-ce pour cela qu'il prit la peine de me demander si je voulais vraiment l'accompagner à l'infirmerie, pour vérifier. C'était gentil de sa part, mais je n'avais plus trop le choix dans les faits. Déjà parce que j'étais obstinée comme fille, mais aussi parce que mes travaux étaient dans son sac à lui donc... Forcément.

« Ouais, je viens avec toi. »

J'ignorais s'il s'y intéressa parce que j'insistais pour le suivre ou s'il me l'aurait demandé dans tous les cas, mais le jeune homme pensa finalement à me demander mon nom. Bizarrement, la façon de faire me rappela quelque peu le président du conseil des élèves, encore. Au lieu de se présenter, il me demandait directement comment je m'appelais. Droit au but, cherchant à apprendre de l'autre sans pourtant offrir de soi en retour. Enfin, là  n'était pas le moment d'overthink et d'analyser les trucs que cet inconnu disait ou faisait. Nous avions des priorités autres.

« Elsie, je suis en sciences informatiques, enchantée. Et toi, tu fais quoi quand tu n'es pas occupé à te battre dans la bibliothèque ? »

Je repris doucement le chemin de l'infirmerie, espérant que cette fois il ferait attention à son pas pour ne pas me distancer instantanément. Ce serait plutôt bête quand on y pense. Quoi qu'il en soit, ces petites présentations ne m'empêcheraient pas de m'inquiéter pour lui et de me mêler de ce qui ne me regardait peut-être pas tant que ça.

« Tu as emporté les cotons démaquillants ? Ça pourrait être utile pour le reste du trajet. »

Quand bien même j'avais confirmé ma décision de l'accompagner à l'infirmerie, le jeune homme était assez observateur pour avoir compris que les aiguilles, ce n'était pas trop mon truc. Rationnellement, je comprenais qu'il me disait probablement cela par gentillesse, par bienveillance. Je n'avais pas vraiment de lien avec cette histoire à la base et m'étais simplement trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Néanmoins, venant de sa part, je ne pouvais m'empêcher de le ressentir autrement. Peut-être était-ce le ton de sa voix, peut-être était-ce l'éclat de son regard sombre, je n'aurais pu le dire. Ce que je savais, c'est qu'une motivation qui échappait à toute logique me gagnait, une envie profonde de faire mes preuves. Qu'importe si j'étais destinée à tourner de l'oeil une fois à l'infirmerie,  cet inconnu au visage abîmé me donnait l'envie de défendre mon honneur.

« J'ai dit que je venais. »

Et le sujet avait changé, se portant plutôt sur mon nom, mon cursus et, par la suite, les siens. La médecine hein ? Je n'aurais pas imaginé ça en me basant uniquement sur ma première impression, comme quoi. Mine de rien je trouvais ça classe, l'idée de sauver des vies et tout. Bien sûr je n'aurais jamais été capable de faire ça moi-même, mais quelque part ça ajoutait au côté impressionnant du truc. J'avais en haute estime les gens qui faisaient médecine spécifiquement parce que j'aurais été incapable de faire ça. Avant que je n'ai la chance d'enchaîner, ou plutôt simplement parce que je n'avais rien à dire vraiment, le brun se présenta sous le nom d'Aedan, s'empressant de mentionner qu'il ne se battait pas souvent. Je lui offris un sourire calme, comme apaisée maintenant que nous marchions tranquillement et que la conversation, elle aussi, s'était apaisée.

« Ne t'inquiète pas, je te crois. »

Tentant de faire preuve à mon tour de bienveillance, je lui avais demandé s'il avait emporté avec lui les cotons démaquillants. Même de là où j'étais je pouvais voir qu'il continuait de saigner. Aedan croyait les avoir emportés avec lui et une fouille sommaire lui permis de les retrouver, à mon grand soulagement. S'exécutant rapidement, le jeune homme n'attendit pas pour, de nouveau, minimiser l'ampleur de la blessure. Enfin, disons surtout qu'il m'informait de sa faible gravité. C'est presque immédiatement que j'esquissai un nouveau sourire, me passant une réflexion sur la gentillesse de ce garçon. Malgré qu'il fut le blessé, il avait eu le réflexe de s'occuper de mes mains salies en priorité, puis de m'entraîner avec lui comme si j'étais la malade et, finalement, de me rassurer comme si c'était moi qui avait l'arcade fendue. Que répondre à ça ? Il avait, ironiquement, réussi à me mettre assez à l'aise pour que me vienne l'envie de le taquiner un peu.

« Heureusement que tu es là, maintenant j'appréhende beaucoup moins le moment où l'on va me recoudre le sourcil. »

Un autre changement de sujet plus tard, voilà que nous parlions de mon programme d'étude. La conversation se faisait bien entre nous, mine de rien, et la bienveillance dont il avait fait preuve à mon égard m'incitait à me confier à lui, bien que ce ne fut rien de trop personnel.

« J'apprends beaucoup de choses en vérité. Comment construire un ordinateur, la programmation, la gestion de réseaux, comment tirer le meilleur d'une immense banque de données, ce genre de trucs. Quant à ce que je veux faire avec ça, je ne sais pas trop. »

La vérité, c'est que j'avais essayé d'autres voies avant celle-ci pour mieux réaliser que je n'étais pas à ma place. Si je ne m'étais jamais destinée à l'informatique à la base, j'avais fini dans ce programme et avais l'impression d'avoir enfin trouvé chaussure à mon pied. L'angoisse qui avait précédé et la tristesse des déceptions était, toutefois, quelque chose que j'allais garder pour moi. Il n'avait pas besoin de savoir tout ça ici et maintenant, au milieu du couloir.

« Ce n'est pas aussi classe que la médecine, je ne vais jamais sauver une vie, mais j'avoue que j'aime beaucoup la programmation. Je dois être un peu maso, mais j'aime trouver les erreurs dans un code et avoir la satisfaction de le voir fonctionner après des heures de boulot. J'aime construire des choses qui pourront peut-être rendre plus facile la vie des gens quoi, mais je suis un peu maladroite de mes mains alors... Ouais. »

Je me tus après cela, estimant avoir déjà fait un monologue assez long comme ça. Il me semblait si facile de faire des mauvaises impressions ou d'en dire trop à mon sujet ou de saouler les gens, je n'avais guère envie de gâcher la discussion. Sans doute une conséquence de ma solitude des dernières semaines : la peur de ne pas être appréciée par les rares personnes qui daignaient passer un minimum de temps avec moi.

Durant notre petite marche en direction de l’infirmerie, je m’étais permis de taquiner quelque peu Aedan. Rien de bien méchant, non, simplement un commentaire sur la façon dont il tentait de me rassurer alors que, pourtant, il était le blessé. Je ne m’attendais pas à grand-chose, pour être honnête, j’avais simplement dit ça naturellement et parfois mes commentaires passaient et parfois pas. Cette fois-ci, en tout cas, je ne manquai pas de remarquer ce sourire qui flotta timidement sur ses lèvres, un aveu silencieux, furtif. Si je ne répondis rien, je me retrouvai gonflée d’un peu de fierté, un sourire sincère, quoi qu’un peu con, illuminant mes traits. Ce n’était pas grand-chose, probablement, qu’un petit moment parmi tant d’autres. Mais j’étais heureuse. Dans ce silence, dans cet échange de sourire, j’avais l’impression de trouver une complicité que je n’avais guère eu la chance de partager avec qui que ce soit récemment. Il savait que je savais qu’il faisait exprès de me rassurer pour ne pas se plaindre sur son sort. Je savais qu’il ne voulait pas l’admettre, qu’il ne le ferait pas et, par conséquent, j’étais décidée à ne pas insister. De toute façon pas besoin de le faire, nous savions tous deux de quoi il en retournait. En un sourire, nous nous étions compris. Avec du recul c’était probablement insignifiant, peut-être même que je m’imaginais des choses, mais c’était une sensation si satisfaisante, aussi brève qu’elle fut.

Et les choses avaient continué. La conversation avait suivi son cours et j’avais parlé de mon cursus, de ce que j’y apprenais, ce que je comptais faire. Bien sûr, mon humilité naturelle était revenue au galop, m’imposant des standards différents de ceux que j’imposais à tous les autres. C’était tellement vrai que, lorsque le brun mentionna que chacun avec son domaine, j’acquiesçai promptement, convaincue de la justesse de ses propos. Il avait tout à fait raison. Il n’y avait pas de sous métier et tout le monde pouvait être fier de ce qu’il faisait. Tout le monde sauf moi, visiblement. Si je ne l’avais pas remarqué de moi-même, Aedan n’était pas prêt à laisser ça couler. Continuant sur sa lancée, il mentionna que tous n’étaient pas faits pour la médecine. Et même, si tout le monde voulait faire ça, ce serait un problème. Ah ouais, là j’étais encore plus d’accord. Tant de métiers qui ne seraient plus pratiqués. Des domaines qui ne seraient plus étudiés. Des centaines de milliers de médecins incapables de trouver du boulot. Atroce.

Mais avant que je me perdre plus loin dans mes scénarios de société dystopique, le jeune homme me ramenait sur terre en reprenant la parole. Je tournai mon regard vers lui, attentive à ses propos. Il suffisait, selon lui, d’aimer ce que nous faisions. Pire, il avait des gens, dans son cursus, qui n’aimaient pas ce qu’ils faisaient, ce qui n’était pas sain. Ouais. Ça ouais. J’avais même du mal à imaginer comment ils y parvenaient. Ce devait vraiment être atroce de se lever chaque jour pour faire quelque chose que l’on n’aimait même pas. Je savais que j’en serais incapable en tout cas.

« Ouais. Ce n’est pas une vie ça. »

Bon je ne contribuais pas beaucoup à la conversation sur ce coup-là, mais heureusement Aedan en avait plus à me partager, à mon grand bonheur. Il m’avoua que lui-même n’était pas très habile dans ses débuts, comparant ses premiers essais à Frankenstein. Aussi cultivé qu’il était, et aussi fier, et pourtant il venait de me donner une occasion en or de lui apprendre quelque chose. Et oui, la maladresse se travaillait, bien sûr, mais j’avais tellement envie de partager ma petite connaissance inutile pour avoir l’air intelligente que je ne pu m’empêcher de débuter par cela.

« Le docteur Victor Frankenstein. C’est le nom du scientifique, en vérité. Sa création n’a pas de nom. »

Avais-je lâché avec le petit sourire fier des premiers de la classe. C’était un fait totalement inutile, mais j’avais tout de même ressenti le besoin de le partager, en espérant après coup qu’il ne me trouverait pas… emmerdante. Et en parlant d’Elsie qui se rabaisse…

« Ouais, je suppose que j’exagère un peu et que t’as raison. En vérité quand je suis concentrée dans ce que je fais et que je suis toute seule je n’ai pas vraiment de problèmes, c’est simplement… »

Simplement quand il y avait quelqu’un pour me regarder et me dire quoi faire. Je devenais facilement très nerveuse, ce qui éveillait en moi un caractère plus impulsif, plus nerveux, plus maladroit et plus bourrin. Ce que peu de gens réalisaient, c’est qu’il ne s’agissait pas de mon état normal, mais bien de quelque chose que je devenais sous l’influence des autres, sous la peur de ne pas être à la hauteur ou d’être rejetée ou de ne pas prendre une décision assez vite. Et, à cause de ça, il m’arrivait de faire de petites maladresses et, depuis, les gens me percevaient comme ça et, bêtement, j’acceptais le stéréotype. J’acceptais d’être le cliché qu’ils percevaient plutôt que la fille calme, posée, intelligente et pleine de débrouillardise qui était assez snobinarde pour corriger les gens sur Frankenstein.

« Bref ! Dis-moi plutôt pourquoi tu as choisi la médecine ? Tu avais une motivation particulière ? Et tu vises une branche en particulier ? Tu aimes ce que tu fais ? »

Si j'étais toute fière d'avoir étalé ma science, j'étais loin de me douter que Aedan savait exactement de quoi je parlais. Il était au courant ? Il le savait aussi ? Pour une raison stupide, cela me faisait absolument plaisir. J'aimais parler avec des gens qui avaient les mêmes centres d'intérêts que moi, qui savaient de quoi je parlais. Mieux, voilà qu'il surenchérissait, critiquant le boulot du docteur Frankenstein, avançant qu'il devait avoir fait ce travail avec les pieds et les dents. Je visualisai cette image mentale, ne pouvant m'empêcher de pouffer de rire, cachant ma bouche de ma main comme pour contenir mon hilarité.

« Hahaha ! Clairement ! Mais hey, it's alive!! Ça doit pas être siii pire que ça du coup. »

Terminais-je avec le sourire. Quant à la question des études et de ces quelques trucs que j'avais passé sous silence, Aedan entreprenait de me rassurer de nouveau. Il avait connu ça et il ne s'agissait que d'une question de confiance en moi. Aie. Touché. Je détournai un peu les yeux, gênée.

« Je suppose que ce n'est pas totalement faux. »

Heureusement, j'avais détourné le sujet et, bientôt, il n'était plus question de moi, mais bien de lui. Pourquoi la médecine ? Il avouait d'entrée de jeu que ses raisons étaient un peu ridicules, ce qui me laissait perplexe. Des mauvaises raisons de consacrer sa vie au soin d'autrui ? Ça me semblait trop noble pour chercher à juger ou à dénigrer ses motivations. Ceci étant dit, je compris rapidement ce qu'il avait voulu dire. Il voulait simplement faire de grandes études, quelque chose de prestigieux, ou en tout cas c'est ce que je supposai. Ne manquant guère d'ambition, il avait dans l'idée de devenir chirurgien. J'étais tentée de faire une nouvelle référence au docteur Frankenstein, mais me retint. La conversation était devenue un peu plus sérieuse et je voulais entendre tout ce qu'il avait à me confier.

« C'est super classe en tout cas. »

Bon, peut-être pas le mot le plus adapté, mais il allait devoir s'en contenter. Nous nous arrêtâmes devant l'infirmerie, là où il me confia son plan B qui, ma foi, n'était pas mal non plus. Toujours est-il que nous étions arrivés à destination et que le jeune homme était blessé. Quelqu'un devait prendre soin de ça et le... recoudre. Erh. Juste d'y penser je ne me sentais pas très bien. Néanmoins, son commentaire me fit froncer les sourcils. Perdre mon temps ?

« Je perds pas mon temps voyons, c'est sympa de parler avec toi. Enfin, et je veux dire, t'as probablement pas besoin de moi. »

Et probablement pas envie que je sois là. Ce serait sans doute douloureux cette histoire et mon petit doigt me disait qu'il n'était pas du genre à apprécier avoir un public dans ses moments de souffrance. Puis nous n'étions probablement pas assez proches pour qu'il soit approprié pour moi de lui offrir ce genre de soutien. Enfin, je crois. Dans les faits, pour une raison que je ne m'expliquais pas, ça m'aurait semblé tout à fait naturel et je dû me faire violence pour ne pas changer d'avis. On ne se connaissait pas, il n'aurait pas envie que je vienne lui tenir la main pendant qu'il se faisait recoudre le sourcil, forcément.

« Merci encore pour tout à l'heure et fais attention à toi. »

Avais-je conclu, ma phrase étant ponctuée d'un pincement au coeur.