Fallait bien que ça arrive un jour, non ? Fallait bien que ta mère finisse par s’en mêler, au bout d’un moment… Tu avais beau ne pas être particulièrement proche de tes parents – rapports à ces soucis de mémoire, tout ça – de leur côté, c’était autre chose. Ta mère s’acharnait avec toi. Si tu avais choisi de simplement prendre une chambre au Chat Noir, alors que rappelons le, Ava, elle en avait une au Galet Blanc, ça n’empêchait pas ta maman de te harceler de coup de téléphone. Forcément, avec cette histoire de portable volé, ça n’avait pas été simple, alors elle avait trouvé le moyen de t’envoyer par colis le vieux téléphone de ton père… une antiquité. Il fonctionnait hein. Mais tu le laissais dans ta chambre, et il ne servait que pour les appels de ta mère. Toi, tu attendais encore avec une étonnante patience de recroiser ce crétin aux yeux bleus – qui était en retard tiens, étonnant hein ? – pour récupérer ton téléphone. Peut-être que tu avais trop d’espoir. C’est vrai qu’avec le cumul de tes deux emplois, en vérité, tu avais bien les moyens d’en racheter un … et c’est probablement ce que tu ferais, pour être honnête. Non. Tu n’avais aucune logique.

Bref. La question n’était pas là.

Elle avait eu vent de ton état. Peut-être Ava. Peut-être son fameux instinct, t’en savais rien. Du coup, elle t’appelait régulièrement, plus régulièrement qu’avant, et forcément, elle avait aussi fini – ta mère est magique, diaboliquement magique – que tu manquais tes cours. Tu avais beau ne pas être proche de ta maman, avec toi, elle savait y faire. Alors elle avait simplement dit, comme ça, le plus calmement du monde que tant qu’à faire, si tu ne tenais plus tant que ça à assister à tes fameux cours de criminologie, qui pourtant avaient toujours eu l’air de tant te passionner, bah peut-être que tu pourrais rentrer à la maison un moment. Tu n’avais pas envie de ça. Vraiment pas. Du coup … ce matin, tu avais mis le réveil, sur le vieux téléphone, et tu avais laissé la sonnerie plus qu’insupportable te réveiller. Alors, que ce soit clair ; tu n’avais aucune envie de passer ne serait-ce qu’une heure à écouter Ariel Lurantis parler de meurtres, de tueurs en série ou de taux de criminalité. Oh que non. Rien qu’y penser, ça te filait la nausée. Juste que clairement, tu n’avais pas envie de courir après les gens de ton cursus durant des heures, tu voulais choper ce type, plutôt sympa qui avait pas mal de cours en commun avec toi, histoire de lui réclamer ses notes, histoire de photocopier le tout et de bosser dans ton coin. Ce serait toujours mieux que rien, pour l’instant. Du coup, ouais, tu t’étais pointée au pavillon SHS, et tu t’étais appuyée là, contre le pilier dans le couloir, à attendre d’apercevoir la coupe de cheveux affreuse du type que tu cherchais. Après ça … tu filerais, et au diable le cours de criminologie censé avoir lieu.

Tu t’impatientes bien rapidement. Trop rapidement, sans doute. Tu te sens pas à l’aise, dans ce bâtiment, et tu piétines, tu fais du sur place en te hissant de temps en temps sur la pointe des pieds pour tenter d’enfin mettre la main sur ce crétin, en vain, bien évidemment. C’est fou ça, tu ne tombais sur les gens que lorsque tu n’avais aucune envie de les voir, quand c’était l’inverse et bah, c’était l’inverse jusqu’au bout, quoi. Du coup, tu soupires. Tu reconnais bien quelques élèves de ton cursus qui te lancent de drôles de regards – bah ouais, tu viens plus depuis des lustres et en plus, vu ta dégaine actuelle, t’as clairement pas l’air d’une étudiante prête à aller en cours, encore – mais tu les évites, et finalement, tu en reviens à ton immobilité initiale.

Jusqu’à ce bruit.

Un énorme bruit. Comme s’il finalement, une bombe venait d’exploser au beau milieu du couloir, non loin de toi. Evidemment, tu as sursauté. Et forcément, autour de toi, certains se sont mis à paniquer. Toi, tu n’as fait que décoller ton dos du pilier, et puis tu as fait quelques pas en avant, dans la direction du nuage de poussière de plâtre venant sans doute d’un mur. Tu plisses les yeux, pour voir au travers, et puis finalement, tu soupires. Sérieusement ? Oh, tu pourrais juste tourner le dos, hein. D’ailleurs, tu songes à le faire. Sortir par l’autre côté, et retourner dans ta chambre et tant pis pour les cours mais … mais non. Ce serait pas toi, si tu fuyais si facilement. Pas toi non plus si tu choisissais la facilité. Du coup, tu te frayes un chemin à travers la masse d’élèves qui se sont entassés devant le distributeur en morceaux, et tu le rejoins. Ta main vient se poser sur son bras que tu presses légèrement. « Reste pas là … viens. »

T’es déjà en train de t’insulter mentalement, tsé. C’est vrai que pour le coup … t’es conne. Franchement, il s’était pas bougé plus que ça pour s’inquiéter de savoir si tu allais bien depuis deux mois, et il t’avais laissée t’enfuir, et rentrer toute seule avec tes trois doigts cassés la dernière fois que tu l’avais vu alors … pourquoi est-ce qu’il fallait que tu essaies de le préserver ? T’étais pas certaine qui le mérite, mais c’était plus fort que toi. Tu l’avais entraîné loin de la foule d’élèves. Ses élèves. Tu avais ignoré, esquiver les regards des gens de ta promo. Ce qu’il avait ? Aucune idée. T’étais pas certaine d’avoir envie de le lui demander, d’ailleurs. Alors tu restes silencieuse. Tu jettes un regard en arrière, prête à dégommer la moindre personne qui aurait l’idée de vous suivre … mais il n’y a personne.

Et puis … voilà qu’il se détache de toi.
Et tu le prends mal.

Il soupire. Et tu soupires aussi. Il voulait que tu le laisses tranquille maintenant. C’était pas lui qui disait que tu étais précieuse, et qu’il voulait te garder dans sa vie, un truc du genre ? Décidément, il savait vraiment pas ce qu’il voulait. « C’est ça ta nouvelle technique pour me repousser ? » Tu fronces les sourcils. Ton regard se fait subitement plus sombre. « L’autre était plus efficace. » T’es mauvaise, Amy. Mais pour ta défense c’est pas le moment de t’énerver. C’est surtout pas le moment que lui cherche à t’énerver. Ou peu importe ce qu’il cherche à faire d’ailleurs.

Nouveau soupire. Tu passes une main sur ton front. Tu t’éloignes de quelques pas. Tu piétines, en gros. « Ton poing, ça va au moins ? »

Il est bizarre. Mais c’est pas nouveau, ça, qu’il soit bizarre. Son regard en revanche est différent de ceux que tu as pu capter jusqu’ici. Plus froid. Légèrement plus effrayant sans doute, mais évidemment, c’est pas pour ça que tu vas lâcher l’affaire n’est-ce pas ? Il va bien. Il a rien. Bien. Très bien. Il venait de réduire une boite de métal pleine de sucreries à néant à main nue ( oui, au singulier en plus ) mais il n’avait pas la moindre égratignure. Tu plisses les yeux, du coup … tu l’observes. Et le voilà qui se tourne, et qui s’éloigne, sans ajouter un mot de plus. Et ça, et bien ça … ça t’énerve. C’est pas plutôt à toi de le fuir ? Sérieusement c’est le monde à l’envers. « Mais où est-ce que tu vas maintenant ? » Et évidemment, têtue comme tu es, voilà que tu te mets à trottiner derrière lui jusqu’à le rattraper, avec difficulté. Il ne court même pas et il t’a tracé en trois pas, c’est fou ça. « Qu’est-ce qui t’arrive à la fin ? Hé, tu m’écoutes ? »

Non mais quelle emmerdeuse tu fais. Le pire, c’est que tu le sais, hein. Vraiment, tu en as conscience mais … c’est plus fort que toi, il est parfaitement inconcevable pour toi de simplement le laisser s’enfuir comme ça, ou de partir de ton côté. C’est comme ça, t’y arrives pas. Tu n’arrives même pas à l’envisager, c’est dire. Même quand il se retourne vivement vers toi, dans une posture qui t’apparais clairement agressive. Il est énervé ? Bien. Parfait. Parce que toi aussi, tu l’es. T’es têtue, va falloir qu’il s’y fasse. « Non. » Voilà. C’est clair. C’est net. C’est tranchant. C’est un « non » mesdames et messieurs. « Jamais. » Là par contre, c’est moins assuré. Il te semble que ta voix s’est mise à dérailler au beau milieu de ce mot … peut-être parce que tu sais que c’est parce que tu ne veux pas, mais aussi et surtout, parce que tu ne peux pas, le laisser.

T’as juste décidé de pas te laisser faire, cette fois. C’est vrai quoi, Amy, t’as assez pleuré comme ça. T’as assez montré tes faiblesses, toi qui n’aimes vraiment pas ça, il aura eu droit à la totale et franchement, t’en es pas bien fière, c’est même tout le contraire.  Cette fois, t’as envie de prouver que tu sais être forte, que tu sais résister, te dresser bien droite sur tes jambes. Alors tu le fixes. Tu ne le lâches pas tes yeux une seule seconde. Et tu encaisses. Tu encaisses la seconde tentative. Encore une fois, il te demande de le laisser tranquille, et encore une fois, tu ignores royalement. Tu ne bouges pas d’un pouce. Et puis … tu encaisses, avec bien plus de difficultés les mots suivants. Il ne veut plus te voir. Ce ne sont que quelques mots et pourtant, ils te glacent de l’intérieur. Tes poings se serrent immédiatement, tu sers si fort, à t’en faire mal. T’as envie de le frapper de toutes tes forces … de lui envoyer ton poing dans la figure. T’as subitement envie de lui faire mal autant qu’il te fait mal. Qu’il ait au moins une toute petite idée de ce que ça fait. Et pourtant, tu résistes. Et tu soupires. Et tu restes droite. Tu ne pleurs pas. Tu ne hurle pas. Tu restes même étrangement silencieuse durant un moment, le corps tendu, les nerfs à vif. « On a pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Et crois moi, je sais de quoi je parle. » Ta voix est si neutre que même toi, tu pourrais frissonner tant ça ne te ressemble pas. C’est dire le nombre d’efforts que tu fais … juste pour lui. « Maintenant si tu voulais bien arrêter juste deux minutes de faire des caprices, tu pourrais enfin me dire ce qui va pas chez toi et surtout arrêter de me dire ce que j’ai à faire. T’es pas tout seul à décider, Ariel. Moi j’ai décidé que je m’éloignerais pas, et tant pis si t’es pas d’accord, et tant pis aussi pour … peu importe ce qui te décide à me repousser comme tu le fais. Je m’en fou. T’as pas idée. » … ok t’as jamais autant parler de ta vie. Et t’as jamais parler aussi vite non plus. A croire que t’as peur qu’il ne parte avant que t’ai fini de lui dire tout ce que t’avais à lui dire.

Il en faut beaucoup pour te faire lâcher prise. C’est vrai que quand t’as un truc en tête, quand tu t’accroches à quelque chose, tu le fais avec toutes tes forces, toute ton énergie. T’as pas envie de flancher. De te laisser faire. Amy, t’es pas une fille faible, même si t’as ce côté fragile particulièrement relou. Tu essaies de toutes tes forces de le faire réagir … c’est simple, t’as l’impression d’avoir un inconnu en face de toi. Tu reconnais pas son regard. Ni son expression. C’est à peine si tu reconnais sa voix, aussi, d’ailleurs. Et quand il ouvre de nouveau la bouche, c’est pire. Quand sa main vient serrer ta gorge encore plus. Tu manques d’air si vite. Tu te sens soulevée, comme si tu ne pesais rien, encore une fois. Et tu l’écoutes à peine, même si ses paroles viennent se graver au fer rouge au fin fond de ton cœur, tu es bien trop occupée à frapper sur son poignet dans l’espoir qu’il te lâche. Et il le fait, au bout d’un moment … En réalité, il te jette sans aucun ménagement. Elle est bien loin à ce moment, la précaution avec laquelle il te portait, deux mois auparavant. Ton dos heurte le sol violemment, et tu sens que ça se brise à l’intérieur. Une côte. C’est pourtant difficile à briser, une côte, et pourtant … la douleur t’arrache un cri, tandis que tu peines à te redresser pour reposer ton regard sur lui. Les larmes sont de retour. Des larmes de douleur. Des larmes de haine. Mais tu t’acharnes. Tu persistes à vouloir être forte, jusqu’à te relever malgré la douleur qui te coupe le souffle. Tu restes à distance. Tu n’es pas folle au point de t’en approcher à nouveau. « Elle avait raison, Ava … finalement je t’ai accordé bien trop d’importance … félicitations, t’as gagné Monsieur Lurantis. » Et si tu passes près de lui maintenant, c’est pour mieux t’éloigner, t’en aller, le laisser tranquille.